Maël éditions

 

Et si...
de Paul Blanqué

Yu vit au centre de la Chine, à la limite de deux provinces, le Hunan et le Hubei. Elle est âgée de dix ans, comme Mohira, ma petite-fille. À leur première rencontre, chacune dévisagea l'autre, comparant ce que Mère Nature avait saupoudré de différent.

   Mais ce qui marqua ma mémoire reste l'instant où la mère de Yu nous rejoignit pour nous proposer un rafraîchissement.

   Il faisait chaud, très chaud. Plus de quarante degrés centigrades. Le bocal qu'elle nous tendit semblait effrayant. Dans une eau jaunâtre barbotaient des fragments non identifiables de fleurs mêlées à des résidus de feuilles.

   Le verre du bocal était chaud.

   Yu prit l'initiative. Elle dévissa le couvercle, souffla sur la surface de l'eau afin d'en écarter les folioles en suspension, puis, avec beaucoup de précautions, avala deux gorgées du précieux liquide et tendit le bocal à Mohira en précisant : « Ce n'est que de l'eau bouillie, et quelques pétales de fleurs pour donner du goût.»

   Alors, du modeste bocal d'eau, se libérèrent mille interrogations, toutes plus justifiées les unes que les autres : Comment l'eau pouvait-elle être ainsi impropre à la consommation ? Non potable ? Non buvable ? Et surtout pourquoi ?

   Mais dans les villes ? C'est pareil !

   Et dans les hôtels ? C'est pareil !

   Même les grands hôtels ? Oui !

   Mais pour se laver ? Ce n'est pas bien grave, faut pas en avaler, c'est tout !

   Oui mais les dents ?

   Là, il faut de l'eau potable. Et pour en obtenir, le seul moyen consiste à faire bouillir l'eau afin de la purifier.

   Et ces fleurs, c'est du thé ?

   Non, le thé est trop cher. Et puis, tu sais, nous buvons plutôt le thé blanc, ici.

   Les yeux de la petite chinoise nous dévisageaient sans gêne, sans a priori, peut-être surpris par nos questions trop banales.

   Et c'est quoi le thé blanc ?

   De l'eau bouillie. Rien d'autre que de l'eau bouillie. Sans pétales Sans fleurs ni feuilles. Sans rien sinon de l'eau. Chaude par nécessité. Froide après beaucoup de patience.

   Le moment n'avait rien de cérémonieux, mais il s'en dégageait quelque chose d'impalpable !

   Ces instants auraient pu se résumer au seul besoin naturel et incontournable de s'hydrater. Mais il existe des rencontres où la réalité humaine élève notre conscience, bouscule nos certitudes, notre petit moi égoïste.

   Beaucoup plus tard, en soirée, Mohira m'interrogea sur nos habitudes occidentales d'utiliser l'eau potable dans nos toilettes, pour nos douches, laver nos voitures… sur notre comportement si, demain, celle que nous qualifions de “courante”, devenait impropre à la consommation ? Entamerions-nous la première guerre de l'eau potable ?

Serions-nous capables, comme ici, de nous adapter ?

   Bien sûr, ce n'étaient que des interrogations de petite-fille. Un “et si” de plus, me direz-vous. Néanmoins, ne sentez-vous pas derrière ces questions “enfantines”, j'en conviens, se profiler le spectre d'une prise de conscience trop tardive d'un gigantesque gâchis ?

   Mais ne pleurez pas mes yeux, ne fondez pas en eau, tout cela n'est peut-être qu'un “et si” impromptu de petite fille…